Click "Enter" to submit the form.

Jordan Beal exposé au Tropiques Atrium de Fort-de-France

Ressac I, 2022 – série corrosion © Jordan Beal

Si vous passez par la Martinique, vous pouvez découvrir l’exposition « Personne n’entre dans le bleu du monde sans y être initié » au Tropiques Atrium, scène nationale de Fort-de-France. Sous le commissariat d’Olivia Marsaud, cette exposition réunit trois séries du photographe Jordan Beal. En explorant les limites du médium photographique, l’artiste martiniquais interroge son environnement ainsi que son illéité. À voir jusqu’au 13 décembre prochain.


Type de fabrication : Tirages jet d’encre pigmentaire sur papier Hahnemühle Ultra Smooth à partir de scans de négatifs moyens et grands formats altérés.
Le laboratoire Picto aide les photographes professionnels pour la réalisation de leurs expositions, des tirages à l’accrochage, en passant par les finitions et l’encadrement.


Se tenir sur une ligne, en équilibre entre les mondes. C’est ce à quoi nous appelle le travail de Jordan Beal, à travers les trois séries présentées dans l’exposition. « Corrosion », débutée en 2022 et toujours en cours, pourrait ne jamais prendre fin. Jordan Beal photographie en argentique la ligne d’horizon, dans son environnement proche de Schoelcher, principalement pendant les épisodes de brumes de sable, qui opacifient et mélancolisent le paysage. Puis il intervient directement sur les négatifs, en y déposant des substances corrosives ou en les plongeant dans l’eau de mer, dont la salinité attaque la gélatine. Aux dégradations du paysage répondent alors les dégradations, tout aussi empiriques et aléatoires, des négatifs. Des ciels se déchirent dans la matière, des gerbes de bleus et de gris éclatent, des cristaux de sel mutent en étoiles, la chimie fait feu, des flaques de pigments stimulent nos imaginaires. Que voit-on vraiment ? Sur quelle planète se trouve-t-on ? Jordan poursuit le travail de transmutation en intervenant également sur les tirages des images corrodées qu’il a pris le soin de scanner. Certains négatifs originaux ont fini par totalement disparaître, ils ont été délavés, dévorés par les matières chimiques ou le sel. Ne restent que les scans comme des traces. La vie, c’est ce qui s’oxyde, s’abîme, meurt, nous dit ce travail sur la matérialité de l’image autant que sur ses vibrations. Le résultat, ce sont des expériences et des œuvres uniques, qui distordent l’idée de la reproductibilité du médium et questionnent la notion même de photographie.

« Apprendre l’étroitesse d’une île, c’est apprendre aussi l’immensité de la terre. C’est découvrir la vie au bord du vide », écrit Roland Brival1. La ligne d’horizon est la séparation apparente des eaux et de l’atmosphère. C’est l’endroit où le ciel et la Terre se confondent, où le ciel et la mer se rencontrent. Sur cette ligne, Jordan Beal a longtemps buté, car pour lui, l’horizon encerclait son île comme un mur, dissolvait les paysages. En mettant ses photographies en tension, il apporte une autre dimension à l’horizon. La photographie n’est plus image figée, fixée, elle est en connexion avec les éléments, avec l’ « ici-là » de Monchoachi2 , à la fois l’ici et l’ailleurs. Au cœur de sa démarche, Jordan Beal revitalise le concept d’îléité, cette conscience de l’insularité, l’intrication de l’ici et de l’ailleurs, le sentiment d’habiter une île et ce que cela implique de la vie sur place mais aussi dans le rapport au reste du monde. Le photographe dit combien la Martinique est un endroit de point de vue sur le monde et exprime ce sentiment diffus et impalpable qu’être sur une île c’est être « séparé de » mais toujours en relation avec l’absence et l’ailleurs.

La question de la Relation est au cœur de son travail. Ainsi, lorsqu’il part en résidence en Guyane pour travailler sur un fleuve et un pont, il réalise que le pont sépare plus les hommes qu’il ne les relie et que le fleuve Oyapock, puissant et insondable, a une personnalité complexe difficile à saisir. Cette opacité, Jordan Beal la transcrit volontairement dans ses images, cherchant à nouveau les limites du langage photographique dans la série « Oyapock » (2023). On pourrait alors parler de « cartopoétique du territoire » pour reprendre à nouveau Monchoachi3 : une écoute de la parole des lieux et non pas l’inverse, la cartographie qui, elle, est l’écriture des lieux par les hommes. Cette cartopoétique renvoie à la cosmogonie créole implicite « qui appréhende le monde comme un ensemble de lieux qui se côtoient et qui tiennent ensemble, qui s’entretiennent4 ». C’est ainsi que Jordan Beal n’a pas photographié l’Oyapock mais qu’il a photographié avec lui, immergeant ses négatifs dans ses eaux et utilisant des pellicules exposées des deux côtés du pont.

Les œuvres de Jordan Beal portent en elles les vibrations liées à la rencontre avec les éléments, naturels ou corrosifs. Il a d’abord été musicien avant de devenir photographe, il pense ses images comme il fait de la musique : d’abord créer une base, puis ajouter des arrangements et distordre le tout. Pour cette exposition, il a composé une longue plage sonore qui mêle des captations de bruits sur les lieux où les horizons de « Corrosion » ont été photographiés, enregistrés avec un micro contact qui capture plus les vibrations que les sons. Il a ensuite corrodé les captations, les travaillant comme ses images. On y entend presque « le son de l’ombre qui se transforme », comme l’écrit Michael Roch dans son dernier roman5. L’écrivain, associé à l’exposition, y sème des fragments de textes qui accompagnent, répondent aux œuvres, comme autant d’échos narratifs et poétiques.

Continuant ses expérimentations, Jordan Beal a aussi travaillé avec l’intelligence artificielle générative. Mais là encore, il choisit de détourner l’outil pour lui faire dire l’indicible. Pour la série « Linéaments » (2024), il entre des mots-clés génériques liés à la Martinique, l’IA lui répond par des images qu’il photographie ensuite avec un Polaroïd, les transformant ainsi en objets uniques. En Martinique, le « pays des revenants », « l’illusion et la réalité sont sœurs » nous dit le dernier chapitre du livre Madinina, présenté ici comme une archive, autant tissé de clichés que les images générées par l’IA et que Jordan Beal distord habilement.

« Je vous le répète : habiter, c’est détruire. Mais c’est parce qu’il y a destruction que l’équilibre peut naître. C’est parce qu’il y a des ténèbres que la lumière existe. Habiter, c’est mòfwazé le monde, constamment, et le tenir, là, dans la tension continue entre l’équilibre et le dérapage.6 » Artiste de l’hybridité, sur « l’île du tout-possible » (Glissant), dont « les hauteurs où l’ombre et la lumière sont d’une même intention » (Chamoiseau), Jordan Beal corrode, caresse, attaque, creuse, déforme, amplifie. C’est sa manière d’habiter l’horizon.

– Olivia Marsaud

1 Biguine blues, Roland Brival, CARAÏBEDITIONS, 2019.
2 Retour à la parole sauvage, Monchoachi, éditions lundimatin, 2023
4 Retour à la parole sauvage, Monchoachi, éditions lundimatin, 2023
5 Lanvil emmêlée, Michael Roch, La Volte, 2024
6 Lanvil emmêlée, Michael Roch, La Volte, 2024


• Date : Du 30 septembre au 13 décembre 2025
• Lieu : Tropiques Atrium
6 rue Jacques Cazotte
97 200 Fort-de-France
https://jordanbeal.net/